Pour le spationaute Jean-François Clervoy, ne pas avoir les pieds sur terre est devenu une habitude. Ce brillant ingénieur qui sait raconter avec des mots simples la magie de l’espace milite sans relâche pour que son exploration reste une grande cause européenne.
Il a volé sur les navettes américaines Atlantis, à destination de Mir, et Discovery, pour aller réparer Hubble, le télescope spatial dont on vient de fêter le 25e anniversaire. A son actif, vingt-huit jours dans l’espace, cet autre monde. À la tête de Novespace depuis 2006, Jean-François Clervoy organise régulièrement des vols paraboliques, désormais accessibles au public. Il est capable de se replonger dans la mécanique quantique par pur intérêt intellectuel.
L’engouement du grand public pour les aventures de Philae vous a-t-il surpris? On ne s’attendait pas forcément à un tel enthousiasme…
Nous l’avons cherché ! Philae, c’est une histoire à rebondissements, un feuilleton avec plusieurs épisodes : le réveil, l’approche, l’atterrissage, les premières images, etc. Je me trouvais, le 12 novembre dernier, à la Cité des sciences, à Paris, où le public était accueilli pour vivre l’événement en direct. Au fil de la journée, l’amphithéâtre s’est rempli, jusqu’à devenir comble, et nous avons tous assisté à un moment magique. Pour la première fois, l’homme – ou plutôt un robot, dénommé Philae – a réussi à se poser à la surface d’une comète. Il y avait dans la salle une tension, une fébrilité et une ferveur étonnantes. Même le président Hollande, venu assister à l’événement, est resté plus longtemps que prévu. Voilà ce à quoi sert l’espace : faire rêver et rendre le rêve réalité. Or, dans un contexte de crise comme celui que nous traversons aujourd’hui, les gens ont besoin de s’évader.
Les récents succès au cinéma des blockbusters Gravity ou Interstellar, aidés par des technologies toujours plus perfectionnées comme la 3D, en témoignent. De toute évidence, il y a aujourd’hui un regain d’intérêt pour le spatial, comme rarement depuis l’épopée lunaire des fusées Apollo. Personnellement, je ne me souviens pas d’avoir suscité, pour aucun de mes trois séjours dans l’espace [NDLR : en 1994, 1997 et 1999], un tel emballement médiatique.
Pourtant, la France n’a plus envoyé de spationaute dans l’espace depuis plusieurs années…
C’est dramatique! Le prochain Français, Thomas Pesquet, devrait partir dans un an et demi. Neuf ans se seront écoulés sans Français dans l’espace. Le précédent “gap” avait été de six ans. Alors que, de 1992 à 2002, 13 de nos compatriotes ont eu la chance de voler. Or ce n’est pas facile de communiquer sur le spatial : pour la grande majorité du public, ce n’est que virtuel. L’espace, c’est quoi ? Des gros coups de pied aux fesses au décollage, le ciel noir en plein jour, la beauté de la Terre vue de très haut et l’apesanteur. Difficile à faire ressentir si vous ne l’avez pas vécu. Seul le spectacle du départ d’une fusée permet de saisir l’intensité de cette aventure. J’ai assisté à huit décollages, j’ai pleuré chaque fois. C’est en même temps un concentré d’intelligence humaine et une débauche d’énergie inégalés.
Vous défendez l’idée que l’espace est un axe de croissance. Qu’apporte l’exploration spatiale?
En tout premier lieu, la connaissance. Il n’y a rien de plus noble pour une société que l’ambition d’accéder à la connaissance. C’est le sens ultime de notre existence et le facteur principal de paix. La plupart des conflits ont pour origine l’ignorance. Donner envie aux gens d’apprendre par des exemples de savoirs passionnants, comme celui de maîtriser au mètre près l’atterrissage d’un robot sur une comète à 510 millions de kilomètres de la Terre, voilà la force de l’exploration spatiale. C’est très inspirant pour les jeunes, très stimulant. Après l’épopée Apollo, aux Etats-Unis, la courbe des doctorants a explosé, et tout le pays en a profité.
Le coût de l’espace n’est-il pas exorbitant?
Je m’inscris en faux contre ces deux idées reçues : ça coûte très cher et ça ne sert à rien. Il faut cesser de croire que l’espace est un gouffre financier. A l’échelle européenne, l’activité spatiale représente un budget de 10 euros par habitant et de seulement 1 euro pour les vols habités. Par rapport à d’autres domaines tout aussi prioritaires, comme la sécurité ou la défense, ce n’est rien! A titre de comparaison, on dépense pour l’éducation 1000 euros par habitant et par an.
Ensuite, sur un plan strictement comptable, l’espace, c’est rentable. 1 euro injecté dans ce secteur rapporte de 4 à 5 euros à l’économie. Il ne s’agit pas d’une dépense, mais d’un investissement! Enfin, le spatial engendre des milliers d’emplois à haute valeur ajoutée. Ce qui n’a pas de prix : cela contribue, d’une part, à élever le niveau de savoir d’une société et, d’autre part, à accroître la compétitivité de l’industrie, car ce secteur requiert un degré d’excellence maximal. Pensez qu’un satellite de télécommunications fonctionne en continu pendant quinze ans dans le vide sidéral, tout en subissant des rayonnements cosmiques et solaires féroces, ainsi que des variations de température à sa surface comprises entre – 150 et + 150°C.
Pour que l’espace fasse toujours rêver, ne faut-il pas se lancer à la conquête de Mars?
Aujourd’hui, tout le monde, dans les grandes agences spatiales, s’accorde à penser que la “nouvelle frontière” demeure la planète Mars. La Nasa et l’ESA n’ont jamais cessé d’y travailler. Mais, dans le contexte économique actuel, personne n’ose tenter l’aventure. En Europe, nos politiques ne sont pas prêts à se prononcer pour des programmes de vols habités. La preuve : la future Ariane 6 est uniquement conçue pour le marché commercial, et pour répondre à la nouvelle concurrence venue de sociétés comme SpaceX, en Californie.
Aux Etats-Unis, le président Obama dit oui à Mars, mais sans lancer de programme, comme ce fut le cas d’Apollo pour la Lune. On se contente de plancher sur les technologies qui permettraient de se rendre sur la planète rouge. La Nasa travaille ainsi à un gros lanceur baptisé SLS (Space Launch System). Côté humain, il reste la Station spatiale internationale (ISS), seule destination aujourd’hui habitée pour les spationautes. Américains et Russes viennent de décider de la prolonger jusqu’en 2024. J’espère que cette nouvelle décennie d’exploitation de l’ISS servira encore à améliorer la collaboration internationale, qui reste la grande réussite de ce projet. Ce serait bien, par exemple, qu’un Chinois puisse voler à bord du complexe orbital. L’Europe se montre très favorable, les Etats-Unis freinent…

La navette SpaceShipTwo, de Virgin Galactic, l’un des projets de tourisme spatial les plus médiatisés.
REUTERS/Gene Blevins
A vous entendre, l’exploration lointaine par l’homme est aujourd’hui dans un entre-deux. Il manque un grand projet, faute de moyens. L’ISS a déjà plus de quinze ans et le voyage vers Mars ne cesse d’être repoussé. N’y a-t-il rien d’autre à attendre?
L’entre-deux dont vous parlez ne signifie pas que les grandes agences ne font rien. On l’a vu avec la formidable épopée de Rosetta-Philae, qui est loin d’être achevée ; on le verra aussi prochainement avec la sonde américaine New Horizons, partie à l’assaut de Pluton, à quelque 5 milliards de kilomètres de la Terre. Sans oublier le robot Curiosity, qui gambade toujours à la surface de Mars. Voilà pour l’exploration par les machines. Pour les hommes, la Nasa a lancé sa fameuse mission de capture d’un astéroïde par des astronautes afin d’y prélever des échantillons et d’apprendre à en modifier la trajectoire au cas où l’un d’eux, particulièrement massif, se dirigerait vers la Terre.
De leur côté, certains membres du Congrès américain plaident pour un retour sur la Lune : notre petit satellite naturel pourrait servir de camp d’entraînement pour apprendre à vivre en milieu hostile, toujours dans la perspective d’un voyage lointain. Installer une base lunaire nous permettrait de développer les technologies opérationnelles. D’autres spécialistes souhaitent aller directement sur Mars. La grosse difficulté n’est pas le voyage, c’est l’atterrissage. D’où l’idée, dans un premier temps, d’envoyer un équipage, pour faire un simple survol puis revenir. Il est clair que nous nous trouvons à un tournant historique.
Dans les mois qui viennent, une décision sera probablement arrêtée pour un grand projet. Je pense que les Américains donneront l’impulsion et que les autres agences, notamment l’ESA, qui encourage la collaboration internationale, suivront.
En attendant l’envoi de scientifiques sur Mars, le commun des mortels peut-il espérer jouer bientôt les touristes de l’espace?
Les projets foisonnent. Celui de Virgin Galactic, un vaisseau-fusée (SpaceShipTwo) porté par un aéronef, dont il se sépare à 15 kilomètres d’altitude avant de poursuivre vers le firmament, reste le plus avancé, et surtout le plus médiatisé. Mais il a connu une explosion lors d’un vol d’essai, le 31 octobre 2014, ce qui a considérablement ralenti le programme.
D’autres sociétés se sont lancées et pourraient mettre en péril l’ambition de Richard Branson d’être le premier opérateur privé à offrir un ticket pour l’espace. Parmi elles, la très discrète société Blue Origin, créée par Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, qui a réalisé son premier vol d’essai fin avril. Le concept ? Une capsule décolle à la verticale, atteint 100 kilomètres d’altitude et redescend se poser sur la Terre comme une fleur. La société californienne Xcor, quant à elle, développe un engin proche d’une mininavette spatiale.
Depuis l’accident de SpaceShipTwo, toutes ces entreprises ont évolué dans leur stratégie : envoyer de riches touristes dans l’espace n’est plus le but ultime. Elles imaginent désormais s’ouvrir au secteur industriel et à la recherche. Ici, pour lancer de petits satellites ; là, pour réaliser des expériences scientifiques en apesanteur. On est passé du temps des promesses à la réalité du marché.
Devenir spationaute du jour au lendemain n’est-il pas une chimère? Entre le prix très élevé de l’aventure et la nécessaire préparation pour une telle expédition, qui pourra réellement se l’offrir?
Le tourisme suborbital restera cher. Mais il n’a rien d’un produit de luxe : c’est le vrai prix à payer, pour un inconfort maximal! Les lois de la physique imposent un moteur de fusée, forcément coûteux. Seul l’effet de série pourra faire baisser les tarifs, et ce n’est pas pour demain. L’aventure restera donc longtemps réservée à des privilégiés qui pourront dépenser plusieurs centaines de milliers d’euros.
Mais le tourisme spatial peut aussi s’entendre de façon moins ambitieuse. Pour moi, il s’agit de faire connaître à M.Tout-le-Monde les sensations du spatial. Cela commence par des parcs d’attractions, à l’instar de la Cité de l’espace, à Toulouse, ou du parc du Petit Prince, en Alsace, qui exploite un ballon captif. Des machines comme la tour de chute libre permettent également de recréer des sensations proches de ce que vivent les spationautes dans les centrifugeuses.
Enfin, il existe des projets très intéressants de ballons stratosphériques. Bloon, de la société espagnole Zero2Infinity, ambitionne de monter à une altitude plus modeste que celle visée par les vols suborbitaux, d’environ 35 kilomètres. Cette hauteur suffit pour assister à un lever de Soleil, observer la courbure de la Terre, la noirceur de l’espace, ainsi que pour vivre une expérience de quatre minutes en apesanteur. Un tel projet pourrait voir le jour d’ici quatre à cinq ans. Mais, aujourd’hui, l’A310 Zero-G que nous exploitons avec la société Novespace, demeure le seul moyen pour faire toucher à des nonprofessionnels la réalité de l’espace.
Il suffit donc de prendre l’avion?
Un avion un peu spécial : il s’agit d’un Airbus appareillé pour des missions scientifiques, qui effectue une série de paraboles lors d’un vol de quarante minutes. Nous menons cinq campagnes par an et, depuis l’année dernière, nous organisons des vols destinés au grand public. Le billet coûte 6 000 euros pour une série de 22 paraboles permettant, chaque fois, de voler comme dans l’espace pendant quelques secondes et d’éprouver l’apesanteur.
La première fois que nous avons ouverte la vente des places par Internet, l’avion s’est rempli en cinq minutes et, le soir même, nous avions 100 personnes en liste d’attente ! Cet engouement-là, nous ne l’avions pas prévu! Depuis, nos passagers sont nos meilleurs ambassadeurs : ils ont vécu ce que nous racontons.
Jean-François Clervoy en 9 dates
19 novembre 1958 Naissance à Longeville-lès-Metz (Moselle).
1981 Diplômé de l’Ecole polytechnique.
1985 Entre au Cnes.
1992 Astronaute de l’Agence spatiale européenne (ESA), détaché à la Nasa.
1994 Premier vol spatial, à bord d’Atlantis, pour étudier l’atmosphère et le Soleil.
1997 Deuxième vol, avec Atlantis, pour ravitailler la station Mir.
1999 Troisième vol, à bord de Discovery, pour réparer le télescope Hubble.
2001 Expert auprès de l’ESA pour le projet ATV de ravitailleur de la Station spatiale internationale.