EN DIRECT DE LA MOSTRA DE VENISE
Le cinéaste est venu au festival de Venise avec «The Smell Of Us». Au-delà du film raté, c’est surtout l’imagerie de Clark, innovante dans les années 90, qui sent le suranné.
Venise, 19h30, dimanche 31 août 2014. L’avant-première publique du nouveau film de Larry Clark à Venise était pour le moins bizarre. L’artiste controversé n’est pas là, il est officiellement malade (mais rien de grave), il se serait cassé une jambe ou on ne sait trop quoi. Mais les jeunes acteurs (Lucas Ionesco, Hugo Behar-Thinières, Diane Rouxel) ne sont pas là non plus, ni le jeune poète nantais qui se fait appeler SCRIBE et qui cosigne le scénario. Les producteurs eux sont venus en masse, ceux-là mêmes qui l’an dernier lançaient une campagne de crowdfunding pour boucler leur budget à quelques semaines du début du tournage, comme on s’en était fait l’écho.
Ensuite, les choses ont semble-t-il commencé à se gâter. Le tournage qui s’est déroulé au long de l’été 2013 est devenu un incubateur de rumeurs plus ou moins alarmantes sur un Larry Clark plus manipulateur que jamais avec ses jeunes comédiens, poussés dans des scènes de sexe hard qui n’étaient pas forcément prévues au programme. Les producteurs ont aussi commencé à paniquer quand des échos ont fuité sur la présence de Michael Pitt, donné pour jouer dans le film et dont il fallait absolument écrire qu’il était là en ami et était juste en stage d’apprentissage technique (parce qu’il veut réaliser un film, lui aussi). Tout le monde était fébrile et le plan com, qui a consisté à beaucoup parler du film avant même qu’une seule image en soit tournée, prenait l’eau. Seul Arte Creative a su trouver le bon angle d’attaque en se rangeant du côté des «kids» du film pour une web-série diffusée sur les sites de Libé et des Inrocks.
Honnêtement, à l’arrivée, cette websérie vaut mieux que le film. The Smell Of Us ne devrait pas rester comme une date dans l’œuvre de Clark, juste un film de plus, qu’il n’a peut-être pas tant désiré que ça et qu’il a fait parce que l’occasion fait le larron et qu’il était curieux de travailler dans une langue qu’il ne comprend pas. Clark se met en scène à deux ou trois reprises au cours du film. Au début, il est un clodo qui se pisse dessus et que chambrent les skaters du Dôme, le spot qui se trouve derrière le Musée d’art moderne de Paris. Puis il revient dans une séquence de passe où il suce et hume avec passion les pieds pas trop propres de Lukas Ionesco qui pouffe de rire. Comme le soulignait Hollywood Reporter, le titre du film est peut-être un commentaire sur l’hygiène des Français. Le récit est difficile à résumer vu qu’il n’y en a pas trop, on passe d’une scène de skate à une rave dans une cave, des ados baisouillent puis on voit des jeunes types se prostituer soit avec des dames âgées («tu l’aimes mon corps détruit ?») soit avec des hommes âgés (dont un qui finit HS, le visage barbouillé d’insanités et une langoustine plantée dans le nez !). L’errance de la jeunesse destroy, l’éternel disque de Clark, ressemble quand même ici à un standard joué une fois de trop. Ça bande mou, ça baise forcé, les vieux sont forcément tarés et laids et les jeunes sont juste bons à tripoter ou à zieuter entre les cuisses, sous les aisselles.
Le problème du cinéaste et de ses acteurs – outre celui d’une street credibility parisienne avec un casting ramassé plutôt du côté de la bourgeoisie fût-elle un rien décadente – c’est que personne n’y croit. Mais plus profondément, on est frappé au gré de ces enchaînements de séquences plutôt embarrassantes, on mesure à quel point entre l’avènement du premier long-métrage de Larry Clark (Kids en 1995) et aujourd’hui, il s’est écoulé vingt ans et que cette esthétique qui était si novatrice à l’époque dans le cinéma a diffusé partout dans la mode, sur le Web, la pornographie adolescente, se banalisant au rythme effréné des publications de home-vidéo de coïts ou de masturbations frénétiques, le narcissisme des individus pubères explosant en gerbes d’images accessibles partout et pour tous.
Alors, The Smell Of Us tente une mise à jour, on voit les gamins passer leur temps à se filmer avec leur iPhone. Mais ça ne sert à rien : Larry Clark a été visionnaire, pionnier, ici il dépose les armes au pied de cette petite légion d’avatars simili-américains et leur slang emprunté à une banlieue où ils ne risquent pas de mettre les pieds.
Bon, tout ça n’est pas bien grave mais puisqu’on parle d’«odeur», ça sent un peu le produit périmé avant même la mise en vente.
Al Pacino, fantôme botoxé de sa gloire passée
Samedi 30 août, 13 heures. Avec la projection vendredi soir de The Humbling et, ce samedi matin à 9 heures, de Manglehorn, la Mostra vit un début de week-end sous le signe de la légende Actor’s Studio, Al Pacino. Un habitué de Venise qui ne rate jamais une occasion de venir. A 74 ans, Pacino ne lâche pas la rampe et, en même temps, le fan de ses grands rôles sait aussi qu’il a fait péter tous les couvercles depuis pas mal d’années. Son jeu tendu, son charisme menaçant n’ont cessé avec le temps de se transformer en un invraisemblable cabotinage de vieux beau à crinière avec, par moments, des inflammations de moumoutes sidérantes comme dans le biopic HBO sur le producteur fou Phil Spector.
Si on regarde sa filmographie, on s’aperçoit que le point de non-retour (mais il était à l’époque encore bien utilisé et contrôlé par le cinéaste) est Révélations (The Insider) de Michael Mann en 1999. Il était encore parfait en journaliste de télé survolté. La suite, Simone d’Andrew Niccol et 88 minutes de Jon Avnet, ressemble fort à des choix hasardeux ou simplement alimentaires. On ne peut pas dire que les deux nouveaux films présentés en avant-première ici marquent un revirement de la situation. Aussi mal gaulés l’un que l’autre, fantastiquement verbeux et photographiés par deux chef op’ aveugles ou en proie à une maladie de la cornée qui fait voir le monde en moche, The Humbling de Barry Levinson (adaptation d’un roman de Philip Roth datant de 2009) et Manglehorn de David Gordon Green deviennent des documents sur un talent qui ne trouve plus vraiment rôle ou metteur en scène à sa taille, à la fois grandiose et pathétique, promenant posture, voix, lassitude, rides, bronzage, lèvres botoxées, d’une scène l’autre comme on traîne un boulet que par moments il s’amuse à envoyer valdinguer avec une puissance d’incarnation qui fait (encore) sursauter la salle.
Homme brisé par ses erreurs passées, gorgé de misanthropie, convaincu d’avoir consciencieusement loupé tous les rendez-vous de son existence, Manglehorn survit seul avec Fanny, une chatte angora, un boulot de serrurier et des visites à la banque où il taille le bout de gras avec une employée timide, Clara (Holy Hunter). On ne sait pas trop ce qui a fasciné l’imprévisible David Gordon Green (Pinapple Express, Prince of Texas, Joe…) dans ce scénario qui semble en lice pour un championnat du surplace en roue libre. Pacino bouffe tout, mais on a aussi l’impression qu’il n’arrête pas de dire à quel point il ne comprend pas ce que c’est que ce piège à rat.
The Humbling – même si dans la première demi-heure, on a eu une furieuse envie de quitter la salle en direction du premier Spritz – est plus réjouissant. Barry Levinson est connu pour avoir enchaîné deux gros succès (Good Morning, Vietnam en 1987 et Rain Man en 1988). Ce n’est certes pas un cinéaste très inspiré, mais on peut lui reconnaître un goût des acteurs et une certaine intelligence quant à leur tentation de toujours en faire trop. Pacino joue un acteur de théâtre qui un soir de représentation se laisse tomber de la scène dans la fosse. Rincé, hagard, il fait une dépression, ou plutôt, ce qu’on pourrait appeler une « Hamletite », c’est-à-dire qu’il ne sait plus s’il devient fou ou s’il joue au type qui frise la démence. Tout se mélange dans sa tête et dans sa somptueuse villa à la con dans un domaine boisé, il mijote dans son mini-désastre personnel jusqu’à ce que débarque Pegeen (la sensationnelle Greta Gerwig), fille d’une vieille amie qui, après lui avoir dit qu’elle était lesbienne, se jette dans ses bras. C’est le début d’une relation d’amour vache entre une jeune femme de plus en plus belle et le monstre sacré de plus en plus conscient de son âge, perclus de terrassantes douleurs dans le dos.
Le film joue constamment de la situation véritable de Pacino, sa fibre shakespearienne et ses états d’âme de diva, encombré de lui-même. Le fameux monologue ouvrant Comme il vous plaira (As you like it) est prononcé par Pacino au début et il est dit qu’il a atteint cet âge du retour en enfance que connaissent les vieillards, «Sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything».
Contrairement à Robert de Niro qui a attaqué frontalement les risques du grand âge en multipliant les rôles comiques, Pacino a plutôt voulu maintenir ce sérieux, cette profondeur qui ont fait la grandeur de ses prestations les plus éblouissantes dans le Parrain, L’impasse ou Heat. Pourtant, dans The Humbling, c’est bien sa capacité comique qui fait massivement réagir la salle, notamment dans une scène où, foudroyé par un lumbago alors que Pegeen se rend chez le vétérinaire pour soigner son chat blessé, on lui administre une piqûre de calmant pour cheval. La scène suivante, Pacino, dans les vapes, peinant à articuler le moindre mot, tente de discuter avec les parents de Pegeen venu l’insulter parce qu’il couche avec leur progéniture alors qu’il devrait à son âge se contenter de tailler les rosiers du jardin.
Xavier Beauvois déterre l’affaire du cercueil de Chaplin
Vendredi 29 août, 15 heures. La Mostra, 71ème édition, est lancée. Depuis mercredi soir avec l’avant-première du Birdman de Alejandro González Iñárritu, cinéaste mexicain qui a déjà signé quelques films retentissant tels que Babel, 21 Grams ou Biutiful. On est bien obligé d’en rester là sur cette histoire d’acteur lessivé qui revient sur scène après une traversée de trous noirs successifs (rôle principal : Michael Keaton, le Batman originel de Tim Burton dans un exercice de féroce auto-dérision sur sa propre carrière échouée), vu qu’on l’a raté, n’étant arrivé sur le Lido que jeudi après-midi. On a eu beau verser moult pots-de-vin pour tenter d’arracher une projection supplémentaire, ça n’a pas suffit. Le film doit sortir en France début 2015.
En revanche, jeudi soir, 19h30, on était à l’avant-première officielle de La Rançon de la gloire, le nouveau Xavier Beauvois après le triomphe des Hommes et des dieux, César du meilleur film en 2010. On a pu mesurer à quel point Venise n’est pas Cannes, niveau intensité des émotions pour la projection de gala. La salle est loin d’être pleine, chacun vient habillé comme il veut en essayant d’être propre quand même et pas en maillot de bain, et le protocole n’est pas trop au point, vu que parmi l’équipe présente, il y a dans le staff d’équipe le compositeur glorieux Michel Legrand que l’annonceur a tout simplement éludé. Erreur corrigée par Beauvois lui-même avant acclamation de l’auditoire pour le grand homme désormais âgé de 82 ans.
Bizarrement, les deux acteurs principaux, Roschdy Zem et Benoît Poelvoorde, sont aux abonnés absents. On pensait voir le film à Cannes et puis il a été question d’un conflit entre le cinéaste et son producteur attitré, Pascal Caucheteux (patron de Why Not) sur une histoire de coupe à effectuer, à laquelle Beauvois ne voulait pas consentir. On ne sait trop si les choses se sont réglées en faveur de l’un ou de l’autre. Le film est plutôt étrange parce que pour la première fois, Xavier Beauvois teinte la gravité de son cinéma d’une touche comique. C’est un peu pour lui comme si l’Auguste à la figure blanche et grave essayait pour une fois de porter le nez rouge. Il n’en demeure pas moins hanté par son humeur sombre et les séquences qu’un autre aurait traité vivement, à la légère et avec rythme, se parent ici de la lenteur du plan séquence et des couleurs grises ou ténébreuses de la photographie de Caroline Champetier.
Mais l’histoire que raconte le film, inspiré de faits réels, est assez sidérante. En effet, en 1977, le 25 décembre, à 88 ans, en Suisse, Charles Chaplin meurt. Le 1er mars 1978, son cercueil est exhumé du cimetière de Corsier-sur-Vevey par deux mécaniciens automobile immigrés, le polonais Roman Wardas et le bulgare Gantcho Ganev. Ils réclament une rançon à la veuve de l’artiste, Oona Chaplin.
Le script décrit un Roshdy Zem aux abois, sa femme à l’hôpital en attente d’une opération de la hanche qu’il ne peut payer, et son pote fraichement sortie de prison (Benoit Poelvoerde), homme-orchestre de cette brillante entreprise. Même si de nombreuses scènes fonctionnent, en particulier les coups de fil foireux des deux kidnappeurs à un majordome inflexible de feu Chaplin – interprété par Peter Coyote – le film n’a pas la truculence que l’on trouve dans le buddy movie américain du style de L’épouvantail de Jerry Schatzberg (1973).
En tout cas, pour nous la projo a été grandement perturbée par notre voisine de fauteuil, une dame italienne arborant un couvre-chef alambiqué dont les longues boucles en plastique nous ont fouetté le visage au gré de ses mouvements de tête. Que l’auteur de ce chapeau extravagant se fasse connaître au plus vite, la rédaction de Libé voudrait lui passer commande d’une coiffure de travail adaptée à nos objectifs 2015…