Tadao Ando, star planétaire de l’architecture, dont l’oeuvre est à la fois ascétique et spectaculaire se confie à L’Express. Il évoque pêle-mêle ses années d’initiation, son admiration pour la France et sa foi en une architecture humaniste… Grand admirateur de Le Corbusier, l’architecte Tadao Ando a été récompensé des prix les plus prestigieux, dont le Pritzker en 1995. A 72 ans et après quarante-cinq ans de carrière, il poursuit une oeuvre singulière, ascétique et spectaculaire à la fois. Son motto? Simplicité des volumes et des formes, dialogue permanent avec les éléments : l’eau, le ciel, le vent… En tout, plus de 200 constructions illustrent cette philosophie. Des maisons individuelles, des bâtiments publics et de nombreux musées que l’on peut admirer en Europe, aux Etats-Unis, mais surtout au Japon où l’on croise cet inclassable autodidacte.
Costume monacal et silhouette austère démentie par un regard plein de malice et une voix rauque de bad boy d’Osaka, Tadao Ando nous a reçus dans l’île de Naoshima, où il a bâti, entre 1992 et 2010, deux musées et un hôtel, extraordinaire projet qui sera exposé dès le 30 août au Bon Marché, à Paris.
Une exposition au Centre Pompidou, une autre au Bon Marché… Votre automne va être très parisien!
Et j’en suis ravi ! Des dessins et des maquettes de mes principaux projets vont être présentés à Beaubourg (1) dans le cadre de l’exposition Modernités plurielles et l’événement du Bon Marché (2) me donne l’occasion de faire découvrir à l’étranger mon travail accompli dans l’île de Naoshima, l’une de mes créations les plus personnelles. Je retrouve ainsi la France, qui reste à mes yeux le pays de la culture, comme le fut autrefois le Japon. Mais, depuis la défaite de 1945, le rayonnement de mon pays est avant tout économique. Et, à mes yeux, l’économie seule ne sert à rien. Enfin, la France évoque pour moi mon premier grand voyage et mes débuts dans l’architecture.
A quel moment avez-vous choisi de devenir architecte?
Dès l’âge de 15 ans, quand mes parents ont fait appel à des charpentiers pour rénover notre maison de Morisyoji, le quartier populaire d’Osaka. J’ai alors été frappé de voir comment cette vieille maison pouvait être transformée, métamorphosée. Cela m’a décidé à devenir architecte, mais il fallait, pour cela, aller à l’université, ce qui m’était impossible financièrement. Alors, j’ai commencé à faire des petits boulots. J’ai même gagné de l’argent en participant à des combats de boxe, 1 000 yens par combat ! Dans le même temps, je prenais des cours de dessin par correspondance, j’apprenais à tracer des plans…
Le travail de Le Corbusier vous a beaucoup influencé. Comment l’avez-vous connu?
En feuilletant un livre dans une librairie d’Osaka. Comme il coûtait trop cher, je venais chaque jour le consulter et je le cachais ensuite sous d’autres livres pour qu’aucun client ne puisse l’acheter ! Le travail de Le Corbusier m’a donné envie de rencontrer l’homme, et j’ai pris en août l965 le Transsibérien pour Moscou, puis j’ai voyagé en Finlande, en Suisse… Je suis arrivé à Paris début septembre sans savoir qu’il était décédé quelques jours auparavant. Vous imaginez ma déception !
C’est ainsi que vous avez découvert Paris…
J’ai débuté ma visite par la villa Savoye [NDLR : de Le Corbusier], à Poissy. Elle était en mauvais état, mais André Malraux – le ministre de la Culture de l’époque – avait déjà ordonné sa restauration. La décision du général de Gaulle de nommer un homme de lettres comme ministre a été une chose formidable. Aujourd’hui, le monde entier ne jure que par les initiatives du patrimoine mondial de l’Unesco, mais la France a eu cette politique visionnaire il y a cinquante ans!
Après Paris, je suis allé à Ronchamp voir Notre-Dame-du-Haut. Là, j’ai eu un choc. La chapelle était emplie de fidèles et j’ai découvert que l’architecture pouvait avoir cette fonction extraordinaire : offrir des lieux où les gens sentent qu’ils peuvent vivre ensemble. J’ai également compris que les volumes et la lumière étaient essentiels. Surtout la lumière, elle donne vie à l’architecture.
Et vous avez poursuivi ce voyage initiatique… Qu’avez-vous appris?
Que la Terre est immense et que rien ne ressemble au Japon. Après Marseille, j’ai traversé l’Afrique jusqu’au Cap. De Madagascar, j’ai pris un cargo pour l’Inde et Mumbai. Singapour ensuite, tout juste indépendante. On pense aujourd’hui à l’hyper-modernité de Singapour, mais, à l’époque, il s’agissait juste d’une jungle où tout le monde vivait dehors et marchait pieds nus. J’avais toujours eu des envies de bâtisseur mais, après ce voyage, je me suis dit que je pourrais servir la société par l’architecture…
Quelle est votre définition de l’architecture?
C’est un langage universel, une affaire de géométrie mais aussi de spiritualité. Selon les circonstances, on peut choisir un carré ou un triangle, mais, au fond, le résultat de tout cela doit être un lieu qui parle au coeur des humains.
Vous revendiquez une architecture humaniste, mais votre matériau préféré, le béton, est très austère…
Il a été découvert par des Français en 1897 et plébiscité par l’architecte Auguste Perret, qui l’a tout de même utilisé pour bâtir une église à Paris ! Le béton est un matériel inorganique mais pourtant très convaincant. Il est à mes yeux le matériau symbolique du XXe siècle et celui du XXIe. Il est peu coûteux, on le trouve partout et je souhaitais concevoir une architecture singulière avec un matériau accessible à tous. Tout réside dans la façon de le travailler.
Vous utilisez des formes simples, essentielles…
J’aime les espaces nus, les plans libres, les volumes simples et je travaille beaucoup l’idée de transition. Entre le dedans et le dehors, la nature et le construit, l’individu et le monde. Mes architectures sont ouvertes au vent, à la lumière et à l’ombre. Je parle beaucoup de la lumière, mais l’ombre, aussi, est essentielle. Au Japon, nous préférons le crépuscule à l’aube. A Naoshima, mes créations sont largement orientées pour permettre de profiter du coucher du soleil.
Le projet de Naoshima sera présenté au Bon Marché cet automne. Quelle en est la genèse?
Il est né de la volonté de Soichiro Fukutake, le président du groupe Benesse [NDLR : une société d’édition scolaire et d’enseignement par correspondance]. Né à Okayama, tout près de Naoshima, il a hérité à la disparition de son père de nombreuses oeuvres d’art et a continué à en acquérir. Mais cette passion est toujours allée de pair avec une action politique et sociale. Soucieux de l’avenir de la région, il a eu le projet fou de faire revivre – grâce à l’art – cette île en déclin ainsi que deux îlots voisins, Inujima et Teshima.
En vingt-cinq années, il a fait de l’archipel un lieu artistique unique au monde, avec des musées, des maisons traditionnelles investies par des artistes, des oeuvres posées au beau milieu de la végétation. Un lieu où les arts, la nature et les hommes sont en lien direct, stimulés les uns par les autres. Et si les visiteurs s’acquittent d’un droit d’entrée, les habitants ont libre accès à la totalité des oeuvres et des lieux.
Et vous, qu’avez-vous construit?
Tout a commencé en 1992 par le Benesse House Museum, un bâtiment à flanc de colline avec un hôtel posé sur le toit. Le visiteur peut ainsi prendre son petit déjeuner face à une toile de Basquiat avant de rejoindre sa chambre en admirant des oeuvres de David Hockney ou de Richard Prince, de César ou de Giacometti. J’ai également bâti un second hôtel en surplomb, dans cette forme ovale qui m’est chère, avec une large ouverture sur le ciel. Six chambres où l’on s’endort en compagnie d’oeuvres d’art tout en admirant le coucher de soleil.
A Naoshima, vous avez particulièrement travaillé autour de la nature, au point de créer deux musées à demi enterrés, pour ne rien altérer de l’environnement.
L’un de mes défis était ce dialogue avec la nature, et c’est la raison pour laquelle mes constructions ne se voient quasiment pas, elles se fondent dans le terrain. L’art, la terre et le paysage sont totalement liés. Cela vaut pour le Lee Ufan Museum, créé en 2010 pour l’exposition des oeuvres de ce plasticien sud-coréen, comme pour le Chichu Museum, bâti en 2004 pour abriter les oeuvres de trois artistes.
C’est un musée sur mesure, imaginé pour les oeuvres elles-mêmes?
J’ai créé trois espaces autonomes – reliés par un réseau de passerelles et de souterrains – pour chacun des trois artistes présentés. Pour Walter De Maria, j’ai imaginé un lieu dont le prélude est un vaste escalier qui mène à l’oeuvre ellemême, une énorme sphère de granit sombre, bercée par le son d’un gong invisible. J’ai travaillé avec l’Américain James Turell pour imaginer trois espaces dont le fameux Open Sky, qui a un plafond percé d’un carré en son centre. Le ciel est ainsi recadré comme un tableau. Le visiteur s’assoit sur un banc en béton et admire les couleurs changeantes, le mouvement des nuages…
Vous avez également conçu un lieu pour une série de cinq Nymphéas de Claude Monet. Quelle a été votre démarche?
J’ai pensé qu’il fallait recréer l’atmosphère dans laquelle ces toiles avaient été peintes. On rejoint l’espace en passant par un jardin fait de bouquets d’azalées et de petits étangs couverts de nénuphars. On entre ensuite dans une première salle toute blanche avec, au sol, une mosaïque faite de 70000 tessons de marbre brut, à l’image du côté un peu rugueux de ces oeuvres.
Enfin, on pénètre dans la salle qui les réunit, éclairée seulement par la lumière naturelle. Celleci change selon la luminosité et les saisons, aucun angle ne vient créer d’ombre. De cette façon, j’ai pensé que l’on pouvait entrer davantage dans les toiles, dans l’âme de Monet. Tout est conçu pour provoquer une sensation puissante. Ces lieux-oeuvres doivent pénétrer le coeur des gens.
Vous parlez très souvent de vos créations comme autant d'”abris spirituels”…
Cette idée habite toute mon architecture et j’ai beaucoup travaillé sur des édifices dont la fonction est justement de susciter la spiritualité, dans une harmonie avec la nature.
J’ai bâti un temple sur l’eau dans l’île d’Awaji, l’église de la Lumière à Osaka, dont l’ouverture cruciforme ménagée dans le mur de l’autel inonde le bâtiment de lumière. A Paris, j’ai conçu en 1995 un espace de méditation, cylindre de 6,5 mètres de haut éclairé par un immense bandeau de verre. A l’intérieur, seulement quelques bancs pour faire une pause. Et réfléchir…
Vous avez imaginé plus de 200 oeuvres. Vous arrive-t-il encore de travailler pour de simples particuliers?
Bien sûr, quand les projets me séduisent ! Il y a quelques années, j’ai reçu la visite de deux soeurs qui voulaient construire une maison d’été, à Karuizawa, qui reproduirait exactement celle de leur enfance à Kobe. Je l’ai bâtie à l’identique, j’ai même restitué le mur de brique original et replanté les trois camphriers du jardin. J’ai senti que j’accomplissais là un travail très important.
Vous êtes un architecte reconnu dans le monde entier, récompensé par de nombreux prix : Alvar Aalto, Pritzker… Que vous reste-t-il à accomplir?
Ces prix n’ont rien changé à ma façon de vivre et de penser l’architecture. Mais, au fil des années, j’ai davantage pris conscience de la responsabilité sociale de mon travail. Après Kobe et Fukushima, je souhaite plus que jamais créer des lieux où règnent la paix et la sécurité et je poursuis une interrogation sans fin. A travers l’architecture, que puis-je apporter à la société ?
Tadao Ando en 5 dates
1941 Naissance à Osaka. 1969 Création de son agence. 1992 Pavillon du Japon à l’Exposition universelle de Séville, début du projet de Naoshima. 1995 Récompensé par le prix Pritzker. 2014 Deux expositions à Paris.